6 - Céline Denat - Céline Denat

29
166 Céline Denat CÉLINE DENAT PAR-DELÀ L’ICONOCLASME ET L’IDOLÂTRIE SENS ET USAGES DE LA NOTION D’IMAGE DANS L’ŒUVRE DE NIETZSCHE  Abstract:  Le texte de Nietzsche se caractérise par l’usage de métaphores et d’images multiples. Nietz- sche affirme que nous n’avons accès à rien de plus qu’ à des images. Il repense à la fois, de façon po- lémique et contre tout dualisme, le statut de l’image, et la «connaissance» dont nous sommes sus- ceptibles. L’image n’est alors que l’autre nom de l’«interprétation», nom qui permet de préciser en quel sens celle-ci doit être entendue. En conséquence, la tâche d’une philosophie neuve ne doit consister qu’à produire de meilleures  images, qui permettent de faire advenir un plus haut de- gré de culture – l’image apparaissant alors comme l’un des pivots essentiels du double versant, généalogique et créateur, de la pensée de Nietzsche.  Abstract:  Nietzsche’s text is characterized by the constant use of metaphors and images of various sorts; and he contends that we can know nothing more than  images. He rethinks both the very con- cept of “image” in a controversial way and so the “knowledge” we are capable of. “Image” then is nothing but the other denomination of “interpretation”, a denomination which must be read as an enlightenment on how “interpretation” should be understood. Consequently, the task of a new philosophy should consist only in discovering better  images, in order to create new values and a higher degree of culture – so that the image can indeed finally be understood as an essential axis of the two sides (genealogical and creative) of Nietzsche’s thought. Keywords:  Nietzsche, image, culture, interpretation  Abstract:  Nietzsches Text zeichnet sich durch den Gebrauch von vielfältigen Bildern und Metaphern aus, und er behauptet, dass wir nur  zu Bildern Zugang haben. Er überdenkt – in oft polemischer und eindimensionaler Weise – den Stellenwert des Bildes und damit auch die „Erkenntnis“, zu der wir imstande sind. Das Bild ist somit ein anderer Begriff für „Interpretation“; mit ihm inter- pretiert Nietzsche, wie „Interpretation“ zu verstehen ist. Die Aufgabe einer neuen Philosophie kann so nur darin bestehen, bessere Bilder zu schaffen. Um eine höhere Kulturstufe zu errei- chen, erscheint das Bild damit als ein essentieller Dreh- und Angelpunkt von Nietzsches zwi- schen Genealogie und Genialität angesiedeltem Denken. Keywords:  Nietzsche, Bild, Kultur, Interpretation

description

6 - Céline Denat - Céline Denat

Transcript of 6 - Céline Denat - Céline Denat

  • 166 Cline Denat

    CLINE DENAT

    PAR-DEL LICONOCLASME ET LIDOLTRIESENS ET USAGES DE LA NOTION DIMAGE DANS LUVRE

    DE NIETZSCHE

    Abstract: Le texte de Nietzsche se caractrise par lusage de mtaphores et dimages multiples. Nietz-sche affirme que nous navons accs rien de plus qu des images. Il repense la fois, de faon po-lmique et contre tout dualisme, le statut de limage, et la connaissance dont nous sommes sus-ceptibles. Limage nest alors que lautre nom de linterprtation, nom qui permet de prciseren quel sens celle-ci doit tre entendue. En consquence, la tche dune philosophie neuve nedoit consister qu produire de meilleures images, qui permettent de faire advenir un plus haut de-gr de culture limage apparaissant alors comme lun des pivots essentiels du double versant,gnalogique et crateur, de la pense de Nietzsche.

    Abstract: Nietzsches text is characterized by the constant use of metaphors and images of varioussorts; and he contends that we can know nothing more than images. He rethinks both the very con-cept of image in a controversial way and so the knowledge we are capable of. Image thenis nothing but the other denomination of interpretation, a denomination which must be readas an enlightenment on how interpretation should be understood. Consequently, the task of anew philosophy should consist only in discovering better images, in order to create new valuesand a higher degree of culture so that the image can indeed finally be understood as an essentialaxis of the two sides (genealogical and creative) of Nietzsches thought.

    Keywords: Nietzsche, image, culture, interpretation

    Abstract: Nietzsches Text zeichnet sich durch den Gebrauch von vielfltigen Bildern und Metaphernaus, und er behauptet, dass wir nur zu Bildern Zugang haben. Er berdenkt in oft polemischerund eindimensionaler Weise den Stellenwert des Bildes und damit auch die Erkenntnis, zuder wir imstande sind. Das Bild ist somit ein anderer Begriff fr Interpretation; mit ihm inter-pretiert Nietzsche, wie Interpretation zu verstehen ist. Die Aufgabe einer neuen Philosophiekann so nur darin bestehen, bessere Bilder zu schaffen. Um eine hhere Kulturstufe zu errei-chen, erscheint das Bild damit als ein essentieller Dreh- und Angelpunkt von Nietzsches zwi-schen Genealogie und Genialitt angesiedeltem Denken.

    Keywords: Nietzsche, Bild, Kultur, Interpretation

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 167

    [] nous nous cramponnerons de toutes nosforces aux droits de notre jeunesse, nous dfen-drons inlassablement en celle-ci un avenir ha parces iconoclastes qui veulent dtruire toute imagedune vie future. (UB II 9)1

    On peut remarquer dans les textes de Nietzsche des expressions rgulire-ment ritres, telles que: pour parler par images, pour parler de manireimage,2 qui semblent attester de ce que Nietzsche sinscrit dans la droite lignedes conceptions traditionnelles quant au discours, lusage et au statut desimages soit dabord des figures de rhtorique: mtaphores, comparaisons,mais aussi des images au sens de reprsentations sensibles, images ou imaginai-res.

    Traditionnellement en effet, parler par image, cest dire de faon analoguece que lon ne parvient pas dire ou ce qui ne peut tre dit conceptuellement;on parle par images pour ainsi dire faute de mieux, soit du fait dune impossi-bilit radicale de dire de faon propre et non point figure ce qui doit tre dit,soit du fait dune incapacit du locuteur ou de lauditeur: pour raison dindicibi-lit ou dineffabilit donc, ou bien encore pour des raisons pdagogiques.3 Onpeut encore juger que les images relvent de la simple parure, de l ornement,qui contribuent la beaut du discours mais non son sens, de sorte quellespeuvent en tre tes sans que le texte perde rien de sa signification essentielle ou de sorte que retrancher ces images permette mme de retrouver la puretconceptuelle du dire. Dans tous ces cas, limage est considre, non pas sansdoute comme dnue de tout tre et de toute valeur, mais du moins comme tantde moindre valeur et un moindre tre que le discours rationnel, que la penseconceptuelle, ou que la ralit.

    1 A lexception des notes, cours et textes philologiques, pour lesquels nous indiquerons ponctuel-lement les rfrences des ditions allemandes et franaises concernes, ainsi que du Gai Savoir(FW), de Par-del Bien et Mal ( JGB) et de la Gnalogie de la Morale (GM), pour lesquels nous cite-rons les traductions de Patrick Wotling (Paris 1997 et 2000), les textes seront cits ici daprsldition franaise des uvres compltes tablies par Giorgio Colli et Mazzino Montinari: Fried-rich Nietzsche, uvres philosophiques compltes, Paris 19681997. Les Fragments posthumesseront dsigns par labrviation FP, suivie du numro du tome dans ldition franaise, puis delindication du tome dans la Kritische Studienausgabe (KSA), et enfin du numro du fragment dansle tome cit.

    2 Cf. MA I 231; M 119; FW 24 et 354; JGB 230, etc.3 Dans la Darstellung der antiken Rhetorik professe Ble en 1872 (KGW II/4, pp. 413502, pp. 417

    et 418; trad. fr. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy: Nietzsche, Rhtorique et langage,dans: Potique 1 (1970), pp. 99142, pp. 105106), Nietzsche pointe la fois la haine faroucheque voua Platon la rhtorique, et lutilit seconde quil lui accorda en tant que moyen de sus-citer chez les auditeurs une doxa l o la brivet du temps empche un enseignement scienti-fique.

  • 168 Cline Denat

    Or il se peut, en dpit de ce que laissent croire les expressions cites plushaut, qui semblent relever dune procdure traditionnelle de discours: pointer lavaleur moindre de ce qui va suivre, savoir de limage quil nen aille nullementde mme pour Nietzsche. On peut du moins mettre cette hypothse au vu desindices suivants: du fait dabord de la place prgnante de la ou plutt des mta-phores dans les textes de Nietzsche;4 pour cette raison, ensuite, que certainsconcepts centraux de sa pense apparaissent rgulirement comme troitementlis la notion dimage [Bild, Gleichniss] Nietzsche parlant par exemple, ainsique nous y reviendrons, dimage, non seulement dun individu, mais encoredun type, ou de limage des philosophes ou des lgislateurs venir. Enfin, parceque, l o la tradition dvalue limage au profit du concept, Nietzsche semblebien emprunter une voie inverse et rvaluer au contraire le statut de limage audtriment du concept et dpasser par ailleurs dans le mme temps le dualismede limage et de la ralit.

    Il est vrai que lon a pu parfois (il sagit l presque dun lieu commun), carac-triser Nietzsche comme un iconoclaste, parce que lui-mme sest prsent ses lecteurs comme philosophe au marteau, et apparemment comme un des-tructeur d idoles. Mais, pour autant que limage du marteau nest pas seule-ment image de destruction,5 il convient dapercevoir alors que le refus nietz-schen dune certaine forme et dun certain sens de lidoltrie ne fait pasncessairement de lui un iconoclaste, cest--dire littralement un destructeurdimages, de mme quil nest pas non plus comme on le croit trop souvent unpenseur qui se contente de nier ou renier sans nuance tout ce qui appartient aupass.

    Afin de mieux comprendre le statut et la valeur que Nietzsche accorde limage au sein des deux versants (gnalogique et crateur) de sa pense, noustenterons donc dinterroger tout dabord bien sr le terme et la notion mme deBild, qui prsente dj dans le langage courant une varit de significations pos-sibles: limage, la reprsentation, mais aussi par suite le portrait, le tableau, et lastatue dans la langue potique; do aussi lidole (figurative ou seulement symbo-lique) dans un contexte religieux.6 Ce faisant, nous tenterons de montrer que la

    4 Comme la bien mis en vidence Eric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture. La philosophiecomme gnalogie philologique, Paris 1986, chapitres I et IX; cf. galement Eric Blondel, Nietz-sche: la vie et la mtaphore, dans: Revue philosophique de la France et de lEtranger 3 ( juillet-septembre1971), pp. 315345.

    5 Outre la prface, la dernire section et le sous-titre du Crpuscule des Idoles (GD), on se rfrera surce point : Ainsi parlait Zarathoustra (Za) II, 2; JGB 62, 203, 211 et 225.

    6 Dans le cours profess Ble durant lhiver 187576 et intitul: Der Gottesdienst der Griechen(KGW II/5, pp. 355519; trad. fr. Emmanuel Cattin: Nietzsche, Le Service divin des Grecs,Paris 1992), Nietzsche dsigne couramment les idoles, non seulement par le terme spcifique deGtterbild, mais aussi du terme plus gnral de Bild.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 169

    notion dimage (que ses traductions variables tendent trop souvent laisser danslombre) joue comme ont su dj y insister certains commentateurs7 un rlecentral dans la pense de Nietzsche, non seulement en ce que pour lui toute pen-se authentique est, en un sens, pense par images, mais aussi en ce que limage, in-dissociable par ailleurs, comme nous tenterons de le montrer, de la notion detype, doit tre pour le philosophe mdecin et lgislateur le lieu et le moyen de laformation [Bildung], plus prcisment de la trans-formation de lhumanit par lebiais de limposition de nouvelles valeurs que vise ultimement le projet philoso-phique de Nietzsche.

    Nous ne connaissons que des images des choses :ralit, apparatre et apparences

    Nous avons hrit de la Grce ancienne nombre de nos conceptions quant limage, et galement la valeur ambigu que nous lui accordons:8 limage, commere-prsentation, comme double le plus souvent imparfait de la chose mme, est la fois ce qui nous permet daccder son modle, lgard duquel elle joue unrle de monstration ou du moins de mdiation mais elle nest prcisment alorsque mdiation, organe et la fois obstacle, voire instrument de dfiguration de lachose mme. Limage mrite, en un sens, dtre contemple; mais il faut aussi sa-voir sarracher la fascination quelle engendre tmoin Narcisse, que perditcette fascination lgard de sa propre image, de son propre reflet. Platon, le pre-mier sans doute, mme sil prit soin de distinguer parmi les images [edla], lesekona ou copies qui du moins sont conformes leur modle, et les simula-cres [ phantasmata ] qui ne le sont pas,9 jeta nanmoins sur toutes un communanathme: car limage, mme ressemblante, nest jamais que le fantme chan-geant dune autre chose,10 ou encore ce double plus ou moins parfait11 mais qui

    7 Sur la mtaphore ou encore le signe [Zeichen] comme mode particulier de limage dans la philo-sophie de Nietzsche, nous renvoyons particulirement aux tudes suivantes: Jacques Derrida,La mythologie blanche, in Potique 5 (1971), pp. 152; Sarah Kofman, Nietzsche et la mta-phore, Paris 1972; Werner Stegmaier, Nietzsches Zeichen, dans: Nietzsche Studien 29 (2000),pp. 4169; Josef Simon, Philosophie des Zeichens, Berlin, New York, 1989, et Josef Simon,Grammatik und Wahrheit. ber das Verhltnis Nietzsches zur spekulativen Satzgrammatik dermetaphysischen Tradition, dans: Nietzsche Studien 1 (1972), pp. 126.

    8 Sur le statut de limage dans la pense grecque antique, cf. Claude Brard et al., La cit des ima-ges. Religion et socit en Grce antique, Paris / Lausanne 1984; Jean-Pierre Vernant, Naissancedimages, dans: Religions, histoires, raisons, Paris 1979, pp. 105137.

    9 Cf. Platon, Sophiste, d. et trad. A. Dis, Paris 1985, 236 a-c.10 Platon, Time, d. et trad. A. Rivaud, Paris 1925, 52 c-d.11 Platon, Rpublique, d. et trad. E. Chambry, Paris 19321934, VI, 509e510a: jappelle images

    [ekones] en premier lieu les ombres [skia], ensuite les fantmes [phantasmata] qui reprsents surles eaux et sur la surface des corps opaques.

  • 170 Cline Denat

    dans tous les cas est dj loign de ltre ou de lessence, et qui ainsi risque denous dtourner de ceux-ci. Limage mimtique est un apparatre de ltre, maiselle nest prcisment rien de plus quun apparatre, une apparence un reflet, uneombre , de sorte que, mme ou peut-tre surtout lorsquelle est ressemblante,elle nest jamais en un sens que semblance, ou mme que faux-semblant. Cette dva-lorisation au moins relative de limage, et lide de son ambivalence, sont gale-ment prsentes au sein de la pense judaque, puis chrtienne, inspires par lestextes fondateurs: lhomme est, certes, image de dieu, mais Dieu lui-mme nesaurait tre figur, imagin (tu ne forgeras point dimage ).12 On tolreradonc tout au plus limage-icne, comme soutien sensible mais seulement provi-soire de la foi, ou comme moyen denseigner les ignorantes qui ne peuvent accderaux textes ou dont lesprit est impuissant concevoir linvisible; mais on rpu-diera limage-idole sacrilge, dont la puissance perverse dtourne du vrai Dieu ence quelle se refuse son propre effacement. Ainsi il nous faut dire que laconception traditionnelle de limage sinscrit et se comprend avant tout dans lecadre dun double dualisme: dualisme (externe) de ltre et de lapparatre dunepart, et dualisme (interne) de limage (-idole) trompeuse, pervertissante parceque fascinante, et de limage (-icne) au moins relativement adquate lgard deson modle, ou susceptible du moins de nous guider sensiblement vers lui.

    Or la tendance, plus encore la tentation dualiste, sont aux yeux de Nietzschecela mme qui a caractris et, pourrait-on dire, paralys lensemble de la pensetraditionnelle, quil qualifie alors de mtaphysique: la croyance fondamentaledes mtaphysiciens, cest la croyance aux oppositions de valeurs ( JGB 2). Plus prci-sment, la dualit de ltre et de lapparence, et la dvalorisation de la seconde auprofit du premier doivent tre aperues comme tant le fait dun instinct de d-nigrement, de dprciation et suspicion lencontre de la vie, soit encorecomme une suggestion de la dcadence et un symptme de la vie dclinante (GD, La raison dans la philosophie 6). Nietzsche entend donc bien dpassercette position faible et affaiblissante, ce refus ou cette incapacit daffronter celamme qui nous apparat, cest--dire dpasser le dualisme de lessence et delimage et par l mme sans doute revaloriser cette dernire.

    Pourtant, lire certains de ses premiers textes, on pourrait croire linverseque Nietzsche sinscrit quoiquil en ait irrductiblement dans la droite ligne de latradition platonicienne ou, tout aussi bien, chrtienne ou kantienne,13 ainsi quentmoigne par exemple le passage suivant:

    12 Cf. Gense, I, 2627; Lvitique, XXVI, 1; Exode, XX, 4.13 Rappelons quaux yeux de Nietzsche, ces trois modes de pense sont galement tributaires, par-

    del leurs divergences doctrinales, des mmes prjugs dualistes: on se reportera encore sur cepoint : GD Comment, pour finir, le monde vrai devint fable.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 171

    Nous croyons possder quelque savoir des choses elles-mmes lorsque nous parlonsdarbres, de couleurs, de neige et de fleurs, mais nous ne possdons cependant riendautre que des mtaphores des choses, et qui ne correspondent absolument pas auxentits originelles. [] lx nigmatique de la chose en soi est dabord saisi comme ex-citation nerveuse puis comme image [Bild ], comme son articul enfin (WL 1).

    Nous ne connaissons que des images des choses: la conception nietzschennede limage, et de la connaissance humaine comme simple image, ne reste-t-ellepas ici radicalement prise, son insu peut-tre, dans les prjugs de la mtaphy-sique quelle prtend dpasser? Et la dvalorisation de la connaissance humainecomme ntant rien dautre qu image na-t-elle pas pour corrlat la dvalorisa-tion de limage elle-mme? Celle-ci semble bien conue en effet par Nietzschecomme une manire de phantasma platonicien, cest--dire comme simulacredune ralit (essence ou chose en soi14) qui nous demeure inconnue, plus pr-cisment encore, comme le voulait dj la Rpublique, comme reflet de cetteralit en et pour nos sens et notre me:

    Nous ne connaissons pas des choses en soi et pour soi, mais seulement leurs images[Abbild ] sur le miroir de notre me. Notre me nest rien dautre que lil, loreille, etc.spiritualiss. Couleur et son ne sont pas propres aux choses, mais lil et loreille.Tous les abstracta, toutes les proprits que nous attribuons une chose, se composent[zusammenbilden] dans notre esprit. (BAW 2, p. 255)15

    Lon pourrait certes se contenter de dire que ce ne sont l que des textes dejeunesse, en lesquels Nietzsche demeure encore dans une position nave quil nedpassera que plus tard.16 Ou bien encore que, dfaut de dpasser le dualismede ltre et de limage, Nietzsche parvient du moins ici dpasser celui du corpset de lme la connaissance et limage tant en effet conues ici, de faon enfinradicalement nouvelle, comme leffet dune rencontre et dune conjonction ducorps et du monde, comme reflets du monde sur un corps dont lme nest quela spiritualisation et qui ne se distingue donc plus essentiellement de lui.

    14 Sur la relation de la pense de Nietzsche celle de Kant, et sur la question mme de lusage delide de chose en soi dans la pense de Nietzsche, nous renvoyons aux tudes suivantes: Oli-vier Reboul, Nietzsche critique de Kant, Paris 1974; Stephen Houlgate, Kant, Nietzsche and thething in itself, dans: Nietzsche-Studien 22 (1993), pp. 115157; Kevin R. Hill, Nietzsches Cri-tiques. The Kantian Foudations of his Thought, Oxford 2003; Tsarina Doyle, Nietzsches Ap-propriation of Kant, dans: Nietzsche-Studien 33 (2004), pp. 180204.

    15 Trad. fr. Lacoue-Labarthe et Nancy, p. 133.16 Contre lide dune priodisation de luvre de Nietzsche, nous tenons que celle-ci implique

    une essentielle continuit de pense, et que les variations ne sont le plus souvent que dordre lin-guistique, comme on le verra dailleurs plus loin par exemple eu gard au glissement lexical queNietzsche effectue peu peu, au cours de son uvre, du terme dUrbild celui de Typus. Sur cetteide dune volution linguistique de la pense de Nietzsche, nous renvoyons louvrage de Pa-trick Wotling, Nietzsche et le problme de la civilisation, Paris 1995, pp. 5659, p. 57: Sil y abien une volution, cest strictement dans le progrs de la mise en uvre et de la matrise de sonnouveau langage quil est possible de la dceler. Cf. aussi Walter Kaufmann, Nietzsche. Philo-sopher, Psychologist, Antichrist, Princeton 1950, pp. 258259.

  • 172 Cline Denat

    Il nous semble pourtant quaucune de ces deux affirmations ne peut tre te-nue pour suffisante et que, ds ces textes mmes, et en dpit peut-tre dune ter-minologie encore instable ou de lusage dun langage qui nest pas encore pro-prement le sien,17 le dpassement est dj effectu: car si limage est apparence[Schein], elle est cependant une apparence qui nest pas un apparatre [Erscheinung ],un phnomne renvoyant quelque chose dautre quelle-mme. Vrit et Men-songe au sens extra moral ne nous laisse dailleurs dj aucun doute cet gard: ilnexiste vrai dire pour nous rien dautre que des images multiples, varies, sin-gulires, et la position dun monde dessences, de concepts, de formes pures,nest que leffet de notre incapacit nous assimiler cette varit, cest--dire denotre besoin de simplification du monde dans loptique de la vie. Nous neconnaissons que des images des chose: ceci signifie en fait que notre connaissanceest, ne peut tre ne doit tre que connaissance par images, car notre monde estun monde dimages: penser limage comme phnomne, comme apparatredun monde plus vrai ou plus fondamental nest quune manire, issue de latoute faiblesse, de dvaloriser notre monde, notre (nos) image(s) du monde, etainsi bien sr limage en tant que telle:

    Le mot phnomne recle bien des sductions, cest pourquoi jvite de lemployer leplus possible, car il nest pas vrai que lessence des choses se manifeste dans le mondeempirique (WL 1).18

    La position de Nietzsche cet gard demeurera par la suite invariable: il ny apas dautre de limage, pas dau-del cach derrire les apparences et launeduquel la valeur de limage pourrait tre mesure ou rabaisse:

    Quest-ce pour moi prsent que lapparence! Certainement pas le contraire dunequelconque essence, que puis-je noncer dune quelconque essence sinon les seulsprdicats de son apparence! (FW 54)19

    Dire que nous ne connaissons rien dautre que des images, dire mmeque nous nous reprsentons le monde toujours et ncessairement notreimage (FW 112), ce nest donc pas pour Nietzsche une manire de dvaloriser la

    17 On sait combien est importante chez Nietzsche la question de la cration dun de son nou-veau langage, comme en tmoignent par exemple lEssai dAutocritique 3 (dans lequel Nietzschese reproche prcisment davoir us de formules schopenhaueriennes et kantiennes), ainsi queFW 58, et Ecce Homo (EH), Pourquoi jcris de si bons livres 3. Cf. Wotling, Nietzsche p. 57.

    18 Cf. FP XI, Nachlass 1885, KSA 11, 40[52]: Il est des mots fatals qui semblent tre lexpressiondun savoir, mais qui, en ralit, inhibent la connaissance; le mot phnomne en est un exem-ple; et 40[53]: Contre le mot phnomnes lapparence, au sens o je lentends, est la vri-table et lunique ralit des choses [] lapparence, cest la ralit.

    19 Cf. FP XIV, Nachlass 1888, KSA 13, 14[103]: Je mtonne de voir que la science se rsigne au-jourdhui se cantonner au monde de lapparence: un monde vrai il peut tre comme il veut,nous navons certainement pas dorgane permettant de le connatre. Sur lapparence et la ra-lit, cf. Michel Haar, Nietzsche et la mtaphysique, Paris 1993, chap. 3; Richard Schacht, Nietz-sche, London 1985, pp. 188199; et Wotling, Nietzsche, pp. 5256.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 173

    connaissance humaine, mais bien plutt une manire daffirmer, enfin, la valeurtrop longtemps mconnue de limage: par-del vrit et fausset, limage, soitaussi le monde apparaissant dont la tradition a trop souvent prtendu pointer lecaractre erron et la fausset, est cependant ce que notre il peut saisir deplus assur et de plus ferme ( JGB 34). De sorte que la tche de ceux qui pr-tendent connatre ce monde ne saurait consister qu perfectionn[er] limage dudevenir [das Bild des Werdens vervollkomnen], sans chercher en aucun cas passerpar-del limage [ber das Bild ], ni derrire limage [hinter das Bild ], commelaffirme nettement FW 112. Et ainsi:

    La ralit consiste exactement en cette action et raction de chaque individu lgarddu tout Il ne reste pas lombre dun droit parler ici dapparence plus ou moins trom-peuse. [] il ny a pas dtre autre, pas dtre vrai, pas dtre essentiel []. Lop-position entre le monde apparent et le monde vrai se rduit lopposition entremonde et nant (FP XIV, Nachlass 1888, KSA 13, 14[184]).

    Parce que notre connaissance nest que connaissance dimages, ou par ima-ges, Nietzsche peut aussi bien dire alors, comme il le fait dans le 119 dAurore,quexprimenter consiste toujours en un sens imaginer, nous signifiant parl que limage non plus que limagination [Erdichtung, Phantasie] ne sont matres-ses derreur et de fausset: se connatre, par exemple, consiste tre capable dese former une image de soi, et plus prcisment pour Nietzsche une image delensemble des instincts qui constituent son tre et des lois de leur nutrition; in-versement, ce qui nous demeure inconnu, cest prcisment ce dont nousnavons pas dimage, ou seulement une image incomplte, simplifie.

    Mais on voit alors apparatre ceci, que limage ou plutt les images, dontparle sans cesse Nietzsche, ne sont en quelque faon que lautre nom, ou pourainsi dire une autre traduction, de ce que Nietzsche nomme galement des in-terprtations:20 de sorte que dire que nous ne connaissons que !des" imagesdes choses, et des images sans arrire-fond, ne serait quune autre manire daf-firmer qu il ny a pas de faits, seulement des interprtations sans aucun autresens par-derrire soi (FP XII, Nachlass 1886/87, KSA 12, 7[60]). Dans lemme texte dAurore dailleurs, Nietzsche ne cesse de glisser, sans justificationapparente, dun terme lautre, cest--dire aussi bien du vocabulaire de la repr-sentation image ou imaginaire, au vocabulaire philologique concernant linter-prtation ou le commentaire dun texte physiologique sous-jacent:

    20 Sur linterprtation et le dpassement de la problmatique classique de la vrit, nous renvoyonsaux tudes suivantes: Werner Stegmaier, Nietzsches Neubestimmung der Warheit, dans: Nietz-sche-Studien 14 (1985), pp. 6995; Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, pp. 133 sqq;Alexandre Nehamas, Nietzsche, la vie comme littrature, Paris 1994, I, 2 et 3; et Wotling, Nietz-sche, I 1 et II 1.

  • 174 Cline Denat

    [] dois-je mentionner [] que nos apprciations et nos jugements de valeur morauxne sont galement que des images et des variations fantaisistes sur un processus phy-siologique qui nous est inconnu, une sorte de langage convenu pour dsigner certai-nes excitations nerveuses? que toute notre prtendue conscience nest que le com-mentaire plus ou moins fantaisiste dun texte inconnu, peut-tre inconnaissable etseulement ressenti? (M 119)

    Pourquoi ce doublet lexical, pourquoi mme cette hsitation, entre deuxchamps lexicaux manifestement distincts? Il nous semble que le vocabulaire delimage prsente deux spcificits qui rendent son usage souhaitable et nces-saire aux yeux de Nietzsche. Il a, dabord, cette fonction polmique prcdem-ment mise au jour: il permet de mettre en avant ceci, que notre pense ( ltat derve comme dveil, ainsi que le montre laphorisme prcdent) nest jamaisquimage ou perspective sur le monde, conditionne par une idiosyncrasie pro-pre, au-del de laquelle il nous est interdit de prtendre passer. Mais il permetgalement, ensuite, de contrer toute comprhension intellectualiste de ce queNietzsche entend dabord par interprtation et il convient alors de remarquerque, paradoxalement, la clarification ou tout au moins la spcification du sens dela mtaphore philologique passe dabord par sa complexification: lajout etlusage ritrs du terme et de la notion dimage manifestent ceci, que cetteide selon laquelle nous interprtons toujours et seulement le monde ne signi-fie pas que nous produisons son gard des discours seconds qui en dgagent lesens en sy ajoutant, moins encore, suivant la conception traditionnelle de lin-terprtation, que nous dgagions, par-del la ou les reprsentations du monde,ses significations possibles. Interprter, au sens o Nietzsche lentend ici, nestpas penser, concevoir ni discourir sur quelque chose dautre: interprter, cest lit-tralement voir le (ou un) monde, cest en avoir ou sen former une image, et il nya vrai dire ni cart, ni relation dextriorit, entre le monde mme, et limage oulinterprtation, que nous en avons.21

    Mais cette rduction de la connaissance limage, voire limagination, ouaussi bien linterprtation, nimplique nullement, comme on pourrait le croiredabord et en faire lobjection Nietzsche, une gale valeur de toutes les images.Sil est vrai quil ny a et si nous ne pouvons penser rien de plus quune ou desimages du monde, la consquence est double: la valeur dune telle image nepourra certes tre nonce en termes de vrit conue comme adquation unmonde vrai prtendu; et elle jouera comme symptme du corps ou de lidio-syncrasie qui en est la source:

    21 Pour la mme raison lide dinterprtation se trouve dcline en lide de perspective et de perspec-tivisme, qui renvoient la mtaphore du voir et dun incontournable angle du regard (FW374): lactivit interprtative est activit instinctive du corps et non point acte rflchi purementintellectuel. Cf. FP du Gai Savoir, Nachlass 1881, KSA 9, 11[65], et GM III 12.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 175

    [] par la religion, lart et la morale, nous ne touchons pas lessence du monde ensoi; nous sommes dans le domaine de la reprsentation [im Bereiche der Vorstellung ], au-cune intuition ne saurait nous porter plus loin. La question de savoir comment notreimage du monde [unser Weltbild ] peut scarter si fortement de lessence du monde quelon a infre, cest en toute quitude quon labandonnera la physiologie et lhis-toire de lvolution de lorganisme et des ides (MA I 10).

    Le dpassement du dualisme de ltre et de lapparatre, comme celui aussides critres traditionnels du vrai et du faux, naboutissent alors nullement unemanire de relativisme ou de scepticisme22 pour lesquels toute image de soi oudu monde serait galement acceptable ou souhaitable: car, encore quelles naientplus tre jauges en termes de vrit et de fausset, ni laune dun modle oudun tre qui les prcde et les dpasse, il nen reste pas moins que nos imagessont susceptibles de valeurs varies, et quen ce sens certaines seront prfrables dautres, mais suivant cette fois des critres tout autres. Nous avons vu appa-ratre lide ici, en effet, quune image peut tre plus ou moins complte etcomplexe, et ainsi plus ou moins puissante, et linverse sans doute plus oumoins falsifie dans le sens de lunification et de la simplification; et quuneimage sera alors plus ou moins favorable lintensification de la vie et laccrois-sement de la puissance, ou au contraire susceptible plutt de conserver seule-ment, ou mme daffaiblir la vie. Cest en ce sens prcisment que, si Zarathous-tra peut dire que si tout imprissable est seulement image [nur ein Gleichniss ],la tche des penseurs nouveaux ne peut consister qu former ces meilleuresimages [die besten Gleichnisse] qui parlent enfin de temps et de devenir (Za II,14), et non plus seulement de lanhistorique et de limmuable.

    De mme et de faon peut-tre plus tonnante encore, il faut bien compren-dre que, lorsque Nietzsche affirme que nous concevons ou plutt nous repr-sentons le monde notre image, il nentend nullement par l faire la critiquebien connue dun anthropomorphisme problmatique. Bien au contraire, si laprtention limpersonnel ou labsolue neutralit de nos reprsentations dumonde est symptme de faiblesse et de lassitude, cest linverse le propre desnatures les plus fortes que de ne voir quelles-mmes dans tout et de se prendre el-les-mmes pour la mesure de tout: de mme en doit-il aller alors des philosophes,puissantes natures qui [] difient, tyrannisent la ralit, sy projettent (FP du GaiSavoir, Nachlass 1881, KSA 9, 11[65]).

    Sil est vrai que ce sont parfois les tats primitifs de la connaissance humaineque Nietzsche dcrit en ces termes,23 il semble bien pourtant que le mme proces-

    22 Sur ce problme dun ventuel relativisme ou dun possible scepticisme de Nietzsche, cf. Neha-mas, Nietzsche, et Volker Gerhardt, Die Perspektive des Perspektivismus, dans: Nietzsche-Stu-dien 18 (1989), pp. 260281.

    23 Cf. FP des Considrations Inactuelles I-II, Nachlass 1872/73, KSA 7, 19[118]: Lhomme ne dcou-vre que trs lentement linfinie complexit du monde. Au commencement, il se limagine extr-

  • 176 Cline Denat

    sus vaille pour toute connaissance comme aussi pour toute philosophie: limage,les images que nous nous formons du monde, ne peuvent ncessairement que d-pendre de cela mme que nous sommes, et toute image du monde doit se com-prendre ncessairement alors comme une cration du monde notre image:

    [Une philosophie] cre toujours le monde son image [nach ihrem Bilde], elle ne peutfaire autrement. La philosophie est cette pulsion tyrannique mme, la plus spirituellevolont de puissance, de cration du monde, de causa prima ( JGB 9).

    Ce lien entre image de soi et image du monde savrera essentiel pour la phi-losophie de Nietzsche: car il importe de remarquer que lhypothse de la volontde puissance, telle quelle est pour la premire fois formule dans le 36 dePar-del Bien et Mal, est dabord nonce propos de lhomme, de nous-mmes(notre monde de dsirs et de passions), avant que ne soit tent le Versuch quidoit consister penser lensemble du monde selon cette hypothse.24 Le choix dece point de dpart na, nous semble-t-il, pas toujours assez t interrog: mais cequil faudrait comprendre, alors, cest que cest bien limage de lensemble de[leurs] instincts et des lois de leur nutrition (M 119) que les esprits libres etphilosophes venir se doivent de projeter sur le monde et dimposer aux hom-mes: image qui est, non point reprsentation thorique de ce qui est, mais aussi etsurtout imposition pratique dexigences ou de valeurs nouvelles, image doncgalement de ce qui doit advenir.

    Ce quil faut dire en outre, cest quen nonant ce lien et cette ide que nousconcevons le monde notre image, Nietzsche entend dabord nous signifier queces images de nous-mmes et du monde sont susceptibles de valeurs multi-ples, et quelles sont prcisment par l rvlatrices de notre sant ou de notrepuissance: ainsi on pourra tenir pour significatif, et symptomatique surtoutdun tat de faiblesse ou de dcadence, que lhomme ait jusquici eu tendance supposer les choses comme existant son image [nach seinem Bilde], daprsson ide du moi considr comme cause et ainsi projeter sur le monde sestrois donnes internes, ce en quoi il croyait le plus fermement, la volont, les-prit, le moi (GD, Les quatre grandes erreurs 3), et quainsi il ait tendu trouverpartout de lunit et de la stabilit. Ce qui fait proprement lobjet de la critique deNietzsche, ici, ce nest donc pas tant le fait mme que certains penseurs se soientreprsent le monde leur image; mais cest plus prcisment le type dimage

    mement simple, cest--dire aussi superficiel que lui-mme. Il part de lui-mme, de lultime abou-tissement de la nature, et se reprsente les forces, les forces primordiales, limage de ce qui luivient la conscience; voir aussi les fragments 19[151] et [158].

    24 Pour une tude plus exhaustive de lide de volont de puissance, nous renvoyons aux textessuivants: Wolfgang Mller-Lauter, Nietzsches Lehre vom Willen zum Macht, dans: Nietzsche-Studien 3 (1974), pp. 160 (trad. fr.: La pense nietzschenne de la volont de puissance, dans:Wolfgang Mller-Lauter, Nietzsche, Physiologie de la Volont de Puissance, Paris 1998,pp. 29110); Kaufmann, Nietzsche, II 6; Wotling, Nietzsche, I 2.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 177

    quils se donnrent, et deux-mmes, et du monde: une image simplifie et sim-plifiante, qui tendait lunification par le biais dune reprsentation causaliste dumonde. De sorte que lon peut envisager, linverse, que dautres individus cra-teurs aient la puissance de se former une tout autre image du monde une imagedun monde en devenir, sans unit ni dualits mtaphysiques, un monde complexe,fluent, cruel peut-tre, mais dont la reconnaissance mme contribuerait en re-tour laccroissement de leur puissance. La tche du philosophe ne doit donc enaucun cas consister nous affranchir de toute image, ou aller au-del delimage: mais elle consistera bien plutt former, de lhomme et du monde, uneautre image, image nouvelle:

    Le philosophe veut substituer limage populaire du monde une image nouvelle [ein neue sWeltbild ] (FP des Considrations Inactuelles III-IV, Nachlass 1875, KSA 8, 6[37]).25

    Le problme de la valeur des images

    Il convient de comprendre que les images, en tant que modalits interprta-tives du monde et de nous-mmes, jouent aussi toujours comme signes ou symp-tmes de notre puissance propre:

    Plutt demeurer dbiteur que payer dune monnaie qui ne porte pas notre effigie[Bild ]! Ainsi le veut notre souverainet (FW 252).

    Se former une image du monde, de soi, ou encore dautrui, ce nest pas seu-lement se former une reprsentation thorique neutre et statique, mais, de mmeque toute interprtation est un moyen en elle-mme de se rendre matre de quelque chose(FP XII, Nachlass 1885/86, KSA 12, 2[148]), cest en quelque faon tenter de lesmatriser par le biais de cette reprsentation, et cest tenter aussi par l dasseoiren quelque manire son autorit ou sa puissance leur gard soit en abolissantou en faisant abstraction de leur complexit, soit au contraire en tant capable denous reprsenter leur fluente complexit et de nous les assimiler. Limage nesten ce sens jamais seulement thorique, elle a toujours aussi une valeur pratique le dualisme du thorique et du pratique tant dailleurs radicalement rcus parNietzsche.26

    25 Cf. FP IX, Nachlass 1883, KSA 10, 8[24]: On cherche limage du monde [Man sucht das Bild derWelt ] dans la philosophie o nous nous sentons le plus libres, cest--dire o notre instinct le pluspuissant se sent libre de se livrer son activit. Il en ira de mme pour moi! (Traduction modifie).

    26 Cf. FP XIV, Nachlass 1888, KSA 13, 14[107], et 14[142]: Thorie et pratique / Funeste distinction,comme sil y avait un instinct propre de la connaissance, qui se prcipiterait aveuglment sur la vritsans se demander ce qui est utile et nuisible: et puis, tout fait part, tout lunivers des intrtspratiques / A loppos, je cherche montrer quels instincts ont t luvre derrire tous cespurs thoriciens; et JGB 204, et 211: pour les philosophes venir, tout connatre est un creret un lgifrer.

  • 178 Cline Denat

    Il nous semble que Nietzsche demeure sur ce point tout fait proche de laconception antique du rle de limage, non plus dans un cadre seulement tho-rique et philosophique, la faon platonicienne, mais bien plutt dans uncontexte pratique dans lequel limage tait envisage comme organe de pouvoirindividuel ou politique et cest alors par rfrence ce contexte quil convien-drait de comprendre laphorisme du Gai Savoir cit plus haut. Il faut rappeler cetgard, en effet, que leffigie montaire par exemple avait alors une fonctiondidentification et de prsentification de la Cit et de sa gloire au regard des au-tres quelle jouait comme marque de diffrenciation, de spcification, maisaussi par l de reprsentation du pouvoir (conomique ou politique) de la com-munaut ainsi reprsente. De mme il faut souligner limportance de la glypti-que, art de tailler les pierres fines de faon crer par exemple le sceau (le tupos)que lindividu utilisera pour apposer lempreinte de son tre singulier, pour signi-fier aussi par l son statut social ou son autorit politique. Enfin, dans uncontexte guerrier, on sait limportance des pismes, cest--dire des images or-nant les boucliers des soldats, et qui leur permettent dexposer et manifester leurpuissance, comme il apparat par exemple dans cette scne des Sept contre Thbesau cours de laquelle la seule description des pismes ennemis parvient fairetrembler Etocle.27 On voit que les images jouent ici comme blasons ou embl-mes, comme signes individuels ou politiques, et que ces signes ne servent passeulement dcrire ou faire connatre un homme ou une communaut, maisjouent aussi et surtout comme moyen dautorit et dimposition de soi lgardde lautre, comme moyen, pourrait-on dire, dimpressionner ce qui est autreque soi, au sens littral du terme et suivant la mtaphore du sceau imago latineou tupos grec28 dont nous tenterons justement de montrer plus loin quelle joueun rle important au sein de la pense et du nouveau langage de Nietzsche.

    Cest donc en tant que signe ou symbole dune puissance, dun individu etdun corps, que la question de la valeur (et non plus de la vrit) de limage peutet doit tre pose. Or il semble, lire les textes de Nietzsche, que la valeur duneimage tienne avant tout, contre toute tentation de simplicit ou de simplification, sa complexit tout dabord, mais aussi contre toute tendance lunit ou lunification, sa multiplication et sa multiplicit: de sorte que cest bien de lavaleur des images, plutt que de l image, quil nous faut parler ici.

    27 Eschyle, Les Sept contre Thbes, v. 388 sqq. Sur cette question, on se reportera aux tudes sui-vantes: L. Lupas et Z. Petre, Commentaire aux Sept contre Thbes, dEschyle, Paris 1982;Pierre Vidal-Naquet, Les boucliers des hros. Essai sur la scne centrale des sept contre Th-bes, dans: Mythe et Tragdie en Grce Ancienne, t. II, Paris 1986; et Froma I. Zeitlin, Under theSign of the Shield. Semiotics and Aeschylus Seven against Thebes, Rome 1982.

    28 Le tupos grec correspond lune des formes et lun des usages de limago romaine comme sceauindividuel, lgard duquel on trouve des tmoignages par exemple chez Ovide (Pontiques, II,20, 1) ou Plaute (Pseudolus, v. 55).

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 179

    Ce quil faut avant tout rechercher et accepter cest en effet une multipli-cit dimages dun mme tre ou dune mme chose: prcisment parce quilny a pas dunit ni d tre, et quil y a alors davantage de probit ou dhonn-tet29 multiplier les images dune mme chose plutt que de prtendre larduire une seule et unique reprsentation:

    [] A loccasion dune nouvelle affection, en rapport avec une chose ou une per-sonne, la mmoire nous rappelle les reprsentations que cette chose ou !cette" per-sonne a suscites autrefois en nous dans une autre affection: alors se manifestent desproprits diverses: accorder concurremment chacune la valeur qui lui revient est untrait dhonntet: c.--d. ne pas oublier que nous avons autrefois aim celui que noushassons aujourdhui, comparer avec limage actuelle son image antrieure en nous,adoucir et quilibrer limage actuelle. Cest un impratif de lintelligence: sinon notrehaine nous entranerait trop loin et nous mettrait en danger. Base de la justice: nousreconnaissons des droits aux images dune mme chose en nous! (FP dAurore, Nachlass1880, KSA 9, 6[234])

    Il faut, dira encore Nietzsche en ce sens, apprendre voir toutes choses avecde multiples yeux (FW 374), pouvoir les observer avec mille regards afin deles voir enfin telles quelles sont (FP du Gai Savoir, Nachlass 1881, KSA 9,11[65]).30 Quon ne sy laisse pas tromper: voir les choses telles quelles sont ne si-gnifie en aucun cas pour Nietzsche quil faille se reprsenter les choses de faonadquate une ralit transcendante suppose; cela signifie bien plutt, en unsens, quil ne faut pas les voir telles quon a cru pouvoir les concevoir jusquici comme unifies, stables et univoques, comme des choses ou des ralits pr-cisment , alors que leur tre prtendu ne saurait tre autre justement quecette multiplicit dimages que nous en pouvons avoir, que cette multiplicit deperspectives ou de points de vue que Nietzsche ne cessera dexiger du penseurprobe qui entend chapper aux prjugs mtaphysiques, et parmi ceux-ci au pre-mier chef aux prjugs atomiste et dualiste.31

    Lexigence de cette multiplicit dimages dune mme chose a en outre pourcorrlat cette autre exigence, savoir de donner diffrents sens, dinterprter de

    29 On sait que Nietzsche fait de la probit ou de lhonntet, ct de lindpendance et du courage(dont elle est la traduction en termes philologiques), lune des vertus fondamentales du philoso-phe et de lesprit libre. On relira entre autres sur ce point M 84 et JGB 192.

    30 Cf. GM III, 12, p. 213: [] plus nous savons nous donner dyeux, dyeux diffrents pour cettemme chose, et plus notre concept de cette chose, notre objectivit seront complets.

    31 Sur la dnonciation des prjugs dualiste et atomiste, cf. les 2 et 12 de JGB. On notera quelun et lautre ne sont pas seulement juxtaposs, mais que, comme le montre Patrick Wotling, DerWeg zu den Grundproblemen. Statut et structure de la psychologie dans la pense de Nietzsche,dans: Nietzsche-Studien 26 (1997), pp. 133, p. 6: le dualisme [] trouve en quelque sorte sonparachvement dans latomisme, pour autant que la position de couples de contraires hirarchi-ss, et la dvalorisation de lun des termes quelle implique alors (cf. FP XIV, Nachlass 1888,KSA 13, 14[103]: Le pire est quavec lancienne opposition apparent et vrai, !sest" rpandule jugement de valeur corrlatif: de moindre valeur et de valeur absolue.) est elle-mme unmoyen de trouver, ou plutt de se donner, de lunit, du simple.

  • 180 Cline Denat

    manire multiple galement une seule et mme image ce qui est assurmentlune des caractristiques propres de lusage des images dans le texte nietzschen.Ainsi par exemple de limage bien connue du marteau que nous voquions ds ledbut de notre tude, et qui a t trop souvent et tort interprte de faon uni-voque comme limage dune volont iconoclaste de destruction des idoles et va-leurs anciennes; comme la bien montr E. Blondel,32 le marteau nietzschen estaussi et la fois le marteau du mdecin qui ausculte les corps et permet de lesvaluer, celui de lindividu qui permet de frapper les idoles de mtal commedun diapason afin de savoir si elles ne sont pas que formes creuses (GD Pr-face), ou bien encore le marteau du sculpteur qui ne dtruit une matire initialeinforme que pour mieux crer des formes nouvelles doues dune valeur plushaute: instrument de cration donc dune culture nouvelle.33

    La consquence de ce premier point, concernant lide de multiplicit desimages et des usages dune mme image, est quil convient de distinguer radica-lement limage du concept tout dabord, et pour des raisons inverses, limage proprement parler de ce que Nietzsche nomme une caricature.

    Un concept nest en effet rien de plus quune image affaiblie, une abstraction ausens littral du terme, opre sur et partir de limage, soit encore une simplifica-tion et une uniformisation des images, selon le processus dj dcrit par Vrit etMensonge au sens extra moral: Tout concept nat de la postulation de lidentit dunon-identique, soit de labandon des caractristiques particulires arbitraires, deloubli de ce qui diffrencie un objet dun autre (WL 1). Or, nous lavons dit, cetteforme doubli nest autre que le symptme dune incapacit affronter la com-plexit du rel, incapacit et erreur que Nietzsche pourra alors caractriser aussicomme lchet (EH Prface, 3). Cest encore ce processus dabstraction, de r-duction des images la simplicit dun concept, que dnoncera Par-del Bien et Mal:

    [] ce sont les hypothses prcipites, les affabulations [Erdichtungen], la stupide dis-position croire, le manque de mfiance et de patience qui se dveloppent les pre-miers, cest tardivement que nos sens apprennent, et ils ne lapprennent jamais com-pltement, tre des organes de connaissance subtils, fidles, prudents. Notre iltrouve bien plus commode, une occasion donne, de recrer une image dj cre plusieurs reprises auparavant [ein schon fter erzeugtes Bild zu erzeugen] plutt que de fixeren lui ce quune impression comporte de divergent et de nouveau: cette dernire tcherequiert plus de force, plus de moralit ( JGB 192).34

    32 Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, I, pp. 2526. Sur ce point, on se reportera galementaux tudes de David S. Thatcher, A diagnosis of Idols. Percussions and Repercussions of a Dis-tant Hammer, dans: Nietzsche-Studien 14 (1985), et Peter Georgsson, Nietzsches Hammeragain, dans: Nietzsche-Studien 33 (2004), pp. 342350, ainsi qu lintroduction de Patrick Wot-ling la traduction nouvelle du Crpuscule des Idoles : Ma philosophie en abrg. Le Crpusculedes Idoles, prlude au renversement des valeurs, Paris 2005, pp. 75113.

    33 Cf. JGB 62, 211 et 225.34 Cf. aussi JGB 230, extrmement significatif sur ce point.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 181

    Mais les penseurs du pass sont aussi parfois tombs dans un autre excs, quien est prcisment linverse: celui de ne nous donner voir que des caricaturesl o ils prtendaient nous proposer une image dune chose, dun peuple ou en-core dun individu ainsi de Platon lorsquil prtendit tracer un authentique por-trait de son matre Socrate:

    Le Socrate de Platon35 est proprement parler une caricature; car il est surcharg dequalits qui ne se trouveront jamais ensemble chez une seule et mme personne. Pla-ton na pas assez de gnie dramatique pour fixer la figure de Socrate ne serait-ce quedans un dialogue. Mme sa caricature est donc floue. En revanche, les Mmorables deXnophon donnent une image [Bild ] vraiment fidle, exactement aussi intelligenteque ltait le modle (FP de Humain trop humain I, Nachlass 1876, KSA 8, 18[47]).36

    La tendance mtaphysicienne souffre donc bien dun double excs: elle tend,dune part, simplifier l o la complexit devrait tre sauvegarde, mais aussi,dans son dsir de trouver et proposer un idal philosophique ou humain totali-sant et absolu, unifier ce qui devrait demeurer divers et multiple, rassembleren une mme image prtendue des lments emprunts des sources varies,cest--dire littralement surcharger37 cette reprsentation ainsi prcis-ment du Socrate de Platon qui, force de devoir jouer comme archtype ou idaldu philosophe, nest plus que caricature, et non plus image individuelle et vivantedu philosophe et de lhomme Socrate. Lexigence sera alors pour Nietzsche, dansle cas de Socrate entre autres, de retrouver une image de lhomme par-del lacaricature qui en a t faite, ou plus gnralement de reconnatre lhomme sous lacouleur et la retouche picturale flatteuses ( JGB 230) image qui ne sauraitconsister retrouver un tre rel, mais qui ne se constitue que par et dans linter-prtation probe des textes qui seuls nous demeurent.38

    35 On notera que Nietzsche prend toujours la peine de prciser, lorsquil parle de Socrate, sil sagitou non du Socrate de Platon on relve par exemple en ce sens dans le manuscrit de la Naissancede la Tragdie (GT) 15, une correction ajoute aprs coup. Il convient alors de prter attention auxdiffrences qui apparaissent entre les textes ou Nietzsche parle de Socrate, du Socrate de Pla-ton, ou bien encore du Socrate que dcrivent les Mmorables de Xnophon; cf. FP des Consi-drations Inactuelles III-IV, Nachlass 1875, KSA 8, 5[192], FP de Humain trop Humain I, Nachlass1876, KSA 8, 18[47], et Humain trop humain II, Le voyageur et son ombre (WS), 86. Sur la relation deNietzsche Socrate, cf. Ernst Bertram, Socrate, dans: Nietzsche. Essai de mythologie, Paris1990, pp. 385418; Michel Haar, Nietzsche et Socrate, dans: LHerne. Nietzsche, Paris 2000;Kaufmann, Nietzsche, IV 13, pp. 391411.

    36 Cf. GT 8: l se dvoilait lhomme vrai [] devant qui lhomme cultiv se rduisait aux dimen-sions dune mensongre caricature.

    37 Cf. FP des Considrations Inactuelles III-IV, Nachlass 1875, KSA 8, 5[193]: Le Socrate de Platonest au sens propre une carricatura, une surcharge., et 5[153]: Un prince est toujours une carica-ture, quelque chose de surcharg.

    38 Le problme pos par la caricature correspond dailleurs cette faute philologique qui consiste ajouter au texte ce qui ne sy trouve pas, ce qui conduit ncessairement fausser toute interpr-tation possible. JGB 230 joue ainsi galement sur la mtaphore picturale et philologique.

  • 182 Cline Denat

    Or les idaux absolus et universels quont tant recherchs les philosophespasss, particulirement depuis Platon, ne sont en un sens quune variante ou uncas particulier de cette tendance la caricature que Nietzsche critique commetant en quelque manire lautre de limage; et, sil est vrai que de telles carica-tures grimaantes, formidables et terrifiantes, comme laffirme expressment laprface de Par-del Bien et Mal, ont une puissance propre qui permet peut-tredans un premier temps que de grandes choses simpriment dans le cur de lhu-manit, leur manque de probit implique quelles doivent tre cependant sur-montes. Cest pourquoi Nietzsche peut opposer la tentative de se former desimages varies dhommes singuliers, la tentation de se donner un idal dhu-manit uniformisant et censment valable pour tout homme. Car ces idaux nesont vrai dire que des fables et des inventions qui, contre toute probit et enessayant de gommer singularits et individualits, ne peuvent finalement quaf-faiblir lhomme en prtendant rduire tout homme au mme modle, en voulantrendre suivant ce que Nietzsche appelle les prjugs propres de la moder-nit tous les hommes gaux, en nivelant et rduisant ainsi au niveau de lamasse les individus les plus puissants:

    Respect, joie devant la diversit des individus! [] Seule lhumanit-fabuleuse [Fabel-Mensch] qui hante les cervelles est galitaire et forme les hommes rels lgalit (tous son image). Eliminer cette fable! (FP dAurore, Nachlass 1880, KSA 9, 2[17])

    On voit apparatre en tout ceci lide que limagination [Erdichtung ], encorequelle ne soit pas en soi ni toujours mensongre, trompeuse ou affabulatrice,peut cependant le devenir si, au lieu dtre capacit de se reprsenter des images,elle devient au contraire ce qui les dtruit ou du moins les corrompt ou les d-charne pour les rduire de simples concepts ou pour produire dillgitimesidaux. Limagination comme linterprtation, conues comme apprhensionssingulires dun texte donn, cessent dtre probes lorsquelles deviennent pureet simple invention [Erfindung] qui oublient le texte du monde ou y ajoutent ceque lon ne saurait proprement parler y trouver [entdecken].39 A luniversalitvide de lidal, au monde purement invent de linconditionn, de lidentique soi ( JGB 4) et des modles absolus, il convient donc selon Nietzsche dopposerla singularit vivante et concrte de limage individuelle, qui seule alors sera sus-ceptible de jouer comme exemple ou modle ventuels:

    Ds que nous voulons dterminer la fin de lhomme, nous posons dabord un certainconcept de lhomme. Or il nexiste que des individus: partir de ceux que lon connatdj, on ne peut parvenir ce concept quen liminant lindividuel fixer la fin delhomme reviendrait donc entraver les individus dans leur accession lindividuel etles obliger devenir des gnralits (FP dAurore, Nachlass 1880, KSA 9, 6[158]).

    39 Sur cette distinction entre inventer [erfinden] et trouver ou dcouvrir [finden, entdecken], on serfrera particulirement JGB Prface, 4, et 11.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 183

    Premier principe: des idaux ralisables et proches: donc individuels! (FP dAurore,Nachlass 1880, KSA 9, 4[153])

    Il faut prciser cet gard que limage se dfinit pour Nietzsche justementpar son caractre individuel et individualisant: dans la Naissance de la Tragdiedj, limage comme production apollinienne pouvait tre dtermine commeune manire de concrtisation du principium individuationis, l o le dionysiaqueau contraire renvoyait labsence de limite, de forme et de mesure. Limage, ouplutt les images, sont donc bien ce qui doit, aux yeux de Nietzsche, se substituer toute recherche du conceptuel, de lidal, de luniversel ou de labsolu etcette substitution nest vrai dire que le corrlat de deux des thses majeuresde la pense de Nietzsche, dont la premire concerne la relation de la scienceet de lart, et la seconde, la nature du langage humain comme mtaphoredune mtaphore, ou encore comme mtaphore dimages plus originaires quelui-mme.

    Que la connaissance de soi ou du monde puisse tre comprise comme cra-tion et reprsentation dimages doit nous amener dabord en effet noter ceci,que Nietzsche entend renoncer faire de la science ou de la connaissance en tantque telles une fin en soi et le but ultime de lhomme: dune part parce que, on lavu, la science comme recherche purement rationnelle et conceptuelle du vraidoit en ralit tre comprise comme besoin et recherche dillusion; dautre partparce que la science en tant quactivit seulement thorique prtendant uneconnaissance absolue est une recherche voue lchec, et finalement auto-des-tructrice, en elle-mme et pour qui la pratique:

    [] la science, peronne avec toute la vigueur de sa puissance dillusion, se prcipitesans cesse ses limites, contre lesquelles vient se briser loptimiste qui se cache danslessence de la logique. [] alors surgit une forme nouvelle de la connaissance, laconnaissance tragique, qui rclame, pour tre supportable, le remde et la protection delart (GT 15, p. 108).40

    La soif de connaissance, se heurtant sa propre impossibilit, se retourne enrsignation tragique et en besoin dart musical (dionysiaque) ou plastique(apollinien): or quest-ce que lart plastique [Kunst des Bildners], si ce nest lart decrer des images, portraits, peintures ou statues (tous termes que peut galementtraduire lallemand Bild)? La musique elle-mme nest-elle pas quelque chosequi est susceptible galement de se dcharger en images, accomplissant ainsi laralisation de la synthse la plus haute de livresse dionysiaque et du rve apolli-nien? Et Nietzsche, enfin, naffirme-t-il pas explicitement que lart vritable estla capacit de crer des images (DW 2)? Limage apparat bien alors comme le lieupropre de ce retournement de la science en art exig ou attendu par Nietzsche,

    40 Cf. FP des Considrations Inactuelles I-II, Nachlass 1872/73, KSA 7, 19[182]: Lhumanit a dans laconnaissance un beau moyen pour se dtruire.

  • 184 Cline Denat

    comme le lieu aussi alors peut-tre o pourrait apparatre une gaya scienza lib-re de tout idalisme et de tout asctisme.41

    Plus prcisment encore: limage comme lieu de lindividualit et de la multi-plicit devra aussi tre le lieu propre dun choix, dune slection de ce qui vaut leplus, de ce qui manifeste ou favorise davantage de puissance, de ce qui est le plusnoble, au lieu que la science pure prtendait considrer toutes choses commedgale valeur, imprgne quelle tait des prjugs dmocratiques modernes;limage comme production artistique peut bien alors tre dite en quelque ma-nire antiscientifique, tout en tant semble-t-il aux yeux de Nietzsche ce qui estparadoxalement ncessaire laccomplissement dun authentique savoir humain:

    Il y a en nous une force qui nous fait percevoir avec plus dintensit les grandes lignes delimage spculaire, une force qui accentue le rythme gal en dpit mme de limprci-sion relle. Ce doit tre une force artistique. Car elle cre. Son principal procd estdomettre, de ne pas voir, de ne pas entendre. Elle est donc antiscientifique: car elle neporte pas un gal intrt toute perception (FP des Considrations Inactuelles I-II, Nach-lass 1872/73, KSA 7, 19[67]).

    Cest quen effet aussi la science, la thorie ne doivent en aucun cas rester lcart de la pratique: sil faut connatre les hommes et le monde, cest en vueaussi et toujours de les transformer, de crer de nouvelles valeurs. Limage seraalors cet gard le lieu de lvaluation des individus multiples et diffrencis, etelle devra en outre jouer un rle dexemple ou de modle qui permette ddu-quer, ou plutt comme le veut Nietzsche, dlever dautres individus humains.

    Et cest pourquoi aussi le langage doit parler par images et non pas seule-ment par concepts: parce que, l o les concepts demeurent froids et indiff-rents, les images sont au contraire ce qui est susceptible de nous sduire et par lde nous amener nous transformer. Telle est la tche que Nietzsche sest en toutcas, semble-t-il, impose:

    Je propose une image: si elle vous sduit, vous devrez limiter [] (FP dAurore, Nach-lass 1880, KSA 9, 6[108])

    En outre et enfin, il faut prciser que le langage est, originellement, image(s),comme laffirmait dj Vrit et Mensonge au sens extra-moral, selon lequel le motnest que la transposition dune image elle-mme dabord issue dune excita-tion nerveuse (WL 1). A cet gard, comme le voulait dj la troisime section dela Darstellung der antiken Rhetorik, celui qui entendrait crer un nouveau langagene saurait prtendre produire quelque chose de plus adquat quune image: lesmots doivent produire des images vivantes, singulires, plutt que des conceptsabstraits et morts. On comprend alors pourquoi il faut bien dire que Nietzsche

    41 On notera que la philosophie, en quelque sorte a-topique, se situe galement au point de jonc-tion de ces deux activits; cf. FP des Considrations Inactuelles I-II, Nachlass 1872/73, KSA 7,19[62]: Grand embarras: la philosophie est elle un art ou une science?.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 185

    transforme, en ses textes mmes, le sens et le statut des images: cessant dtre cequi vient seulement en plus voire ce qui est ncessairement de trop ausein du discours, les images doivent au contraire tre comprises comme consti-tuant pour ainsi dire lessence mme du langage. Toute Rede ne peut tre sommetoute que Bilderrede,42 ou bien encore: toute Sprache ne peut qutre une Gleichnis-sprache;43 mais ce discours imag est susceptible de valeurs multiples. Cestpourquoi Nietzsche affirmait dj, dans le cours sur la rhtorique profess Ble, quil ny a absolument pas de naturalit non-rhtorique du langage: lelangage conceptuel, qui se prtend propre et non figur, cest--dire sans ima-ges, nest quun langage qui, ignorant sa nature propre et se croyant plus pur etachev, est en ralit perverti, et qui par l a perdu surtout sa puissance propre puissance dvoquer et dinvoquer au sens fort du terme, puissance de sduire etde persuader pour mieux parvenir nous transformer.

    Bild et Bildung: limage comme lieu et moyen de trans-formation de lhomme des images de lhomme aux types humains

    Les images, nous lavons dj entrevu, doivent tre susceptibles de jouercomme exemples ou modles, en lieu et place des idaux anciens: limage [Bild ]est ce qui doit contribuer former [bilden]ou transformer lhomme. Mais en quelsens, au-del de cette liaison purement verbale des termes de Bild et de Bildung,cette relation doit elle tre conue et mise en uvre selon Nietzsche?

    Le rle (pratique ou thrapeutique) de limage doit dabord se comprendredans le cadre de la question du rapport au pass et lhistoire qui est exigpar Nietzsche: au lieu que les philosophes ont jusquici tous manqu de senshistorique [historischer Sinn],44 les philosophes venir doivent au contraire trecapables de se rapporter au pass pour lvaluer, et pour y reconnatre alors lesindividualits les plus nobles ou les plus puissantes, cest--dire aussi les indivi-

    42 Ainsi aucun discours ne saurait jamais sortir dun discours imag, pour reprendre lexpressiondu fragment 11[128] de lpoque du Gai Savoir; en ce sens il faut bien admettre que le discoursphysiologique ou, tout aussi bien, psychologique de Nietzsche, ne sont quimages qui ne prten-dent rien dire dune essence de lhomme ou du corps. Lexpression Bilderrede apparat gale-ment dans: GT 6; M 119; FP XIV, Nachlass 1888, KSA 13, 14[81].

    43 Sur la question de la Gleichnissprache nietzschenne en tant que telle, nous renvoyons aux tudesde Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, II et VIII, et de Walter Gebhard, Zur Gleichnis-sprache Nietzsches. Probleme der Bildlichkeit und Wissenschaftlichkeit, dans: Nietzsche-Stu-dien 8 (1980), pp. 6190.

    44 La notion de sens historique apparat comme centrale ds la Seconde Considration Inactuelle, etsera dfinie dans MA I 274 comme la capacit de reconstruire rapidement, partir de certainesdonnes, !des" systmes dides et de sentiments. Cf. aussi FW 83 et 337; et JGB 224, qui le d-finit nouveau comme la capacit deviner rapidement la hirarchie dvaluations dans laquelleont vcu un peuple, une socit, un homme.

  • 186 Cline Denat

    dualits cratrices ceux que Nietzsche appelle parfois les gnies, les grandshommes ou les exemplaires suprieurs, et qui pourront alors jouer, pour leshommes du prsent qui auront su les reconnatre et se reconnatre en eux,comme modles susceptibles dtre imits. Cette ide est bien sr particulire-ment prsente dans la seconde des Considrations Inactuelles qui, rcusant certainstypes de relations mortifres (parce que purement thoriques ou bien excessiveset par l destructrices de toute recration prsente et pour lavenir) lgard delhistoire, exige cependant du penseur authentique quil soit aussi le discipledpoques anciennes, quil se tourne vers le pass pour y slectionner ce qui estgrand et unique, en vue de susciter et soutenir lveil de la grandeur (FP desConsidrations Inactuelles I-II, Nachlass 1872/73, KSA 7, 19[10]).45

    Or, de mme que Nietzsche peut dfinir le sens historique en tant que telcomme capacit de tracer une image, ou encore de peindre et former un ta-bleau du pass (MA I 274), il faut bien dire que ces exemples, ces gnies,semblent prcisment ne pouvoir tre aperus et saisis que comme images:

    [] celui que rjouit la frquentation des grands hommes se rjouit galement aucontact de ces systmes [philosophiques], fussent-ils compltement errons. Car,nanmoins, ils renferment quelque point absolument irrfutable, une tonalit, uneteinte personnelles qui nous permettent de reconstituer la figure [Bild ] du philosophecomme on peut conclure de telle plante en tel endroit au sol qui la produite. En toutcas, cette manire particulire de vivre et denvisager les problmes de lhumanit a djexist. Elle est donc possible (PHG, 1re Prface).

    De ces hommes disparus dont nous ne gardons que des signes ou des tracescrites, il nous faut donc nous former une image, image qui en retour devrait trepour nous formatrice. Plus prcisment: si, comme le dit la Philosophie lpoque tra-gique des Grecs, une uvre ou un texte ne valent quautant quils peuvent tre en-visags comme la manifestation dune certaine forme de vie ou dune personnerelle et vivante, et si en consquence, comme le dira encore Nietzsche, ce sontdes personnes quil faut peindre (FP des Considrations Inactuelles III-IV, Nachlass1875, KSA 8, 6[22]), il faut ajouter quen retour, seule lapprhension de cetteindividualit qui est la source (pulsionnelle et multiple) de cette uvre peut per-mettre de la comprendre pleinement comme une totalit signifiante:

    [] les esprits les plus perspicaces narrivent pas se dbarrasser de lerreur que lonparvient mieux cette interprtation !de luvre" en examinant avec minutie les cou-leurs du tableau et la matire sur laquelle ce tableau [dieses Bild ] est peint; avec pour r-sultat peut-tre quil sagit l dune toile la texture particulirement subtile et dont lescouleurs ne peuvent tre analyses chimiquement. Il faut deviner le peintre si lon veutcomprendre le tableau [das Bild zu verstehen]. Or prsent lensemble de la corporationde toutes les sciences ne vise qu comprendre cette toile et ses couleurs, et non le ta-bleau [Bild ] (UB III 3).

    45 Cf. UB II 9.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 187

    Il faut donc bien comprendre quil ne sagit pas ici de nier ou de relguer lu-vre dans lombre au profit de lhomme, mais bien que limage de lhomme et lalecture des textes doivent ncessairement renvoyer toujours lun lautre, de fa-on pour ainsi dire circulaire circularit qui caractrise souvent, il faut le prci-ser, le mode propre de pense de Nietzsche, et qui est prcisment ce qui lui per-met de dpasser tout dualisme ancien ou nouveau: en loccurrence ici celui delhomme et de luvre, de la pense et du discours et par l ceux de limage etdu texte, comme de lhomme et de son image.

    Etrangement, on pourrait avoir le sentiment que Nietzsche rejoint ici uneide traditionnelle (et particulirement prgnante dans le cadre de la pense chr-tienne): savoir que limage est ce qui doit permettre ou favoriser une pratiquede limitation.46 Et il est indniable en effet que, dans les textes de Nietzsche,cette notion dimage comme modle historique individuel renvoie lexigencedimiter ces modles mais il faut alors prciser que Nietzsche conoit cette imi-tation de faon tout fait singulire, et tout autrement vrai dire que limitatiochrtienne: dune part, parce que le modle, ou plutt lexemple, nest en au-cun cas envisag comme un absolu ou un idal de perfection; dautre part, parcequen consquence limitation nest pas conue par Nietzsche comme pure etsimple identification et rduction de soi lautre, mais quelle implique aucontraire par elle-mme un mouvement de dpassement du modle ce que Nietz-sche nomme prcisment berwindung,47 et qui se manifeste au plus haut point travers la faon singulire dont Nietzsche thmatise la relation du disciple et dumatre, de lenseign et de lenseignant:48 le disciple qui sera le plus authentique-ment fidle son matre sera paradoxalement aussi celui qui saura le cas chantlui tre infidle.49 Lorsque, par exception, Nietzsche reprend son compte le

    46 Il nest pas ngligeable ici de noter que lexpression: Ecce Homo, que Nietzsche donne pour titre louvrage dans lequel il entend dire qui il est, projet qui est articul sa volont de transfor-mer lhumanit, renvoie, non seulement la formule vanglique bien connue, mais aussi la tra-dition iconographique chrtienne laquelle la formule donne son nom: un Ecce Homo est en ef-fet une reprsentation picturale du Christ cense favoriser la pratique de limitatio.

    47 Sur cette ide et celle de Selbstberwindung qui lui est affrente, on se reportera FW 283 et 357, et JGB 26 et 257.

    48 Cf. FP des Considrations Inactuelles I et II, Nachlass 1872/73, KSA 7, 19[211]: Je fais une ten-tative utile ceux qui mritent dtre introduits de bonne heure une tude srieuse de la philo-sophie. Que cette tentative ait russi ou non, je nignore pas quelle doit tre dpasse, et je ne sou-haite rien tant que dtre moi-mme imit et dpass; la philosophie ne pourra quen profiter. (Noussoulignons).

    49 Cf. Les Opinions et Sentences mles (VM), 268: le bon ducateur connat des cas o son lvedoit tre contre lui pour se rester fidle lui-mme, et 357: chaque matre na quun disciple, etqui lui devient infidle: car lui aussi est destin passer matre.; et Za I, 22: on paie mal un pro-fesseur de retour, si lon demeure seulement un lve. Kaufmann, tirant les consquences dececi, montre quen ce sens tre nietzschen est une contradiction dans les termes: pour trenietzschen, il ne faut pas tre nietzschen (Kaufmann, Nietzsche, p. 403).

  • 188 Cline Denat

    terme d idal, ce nest alors que pour prciser que Qui atteint son idal le d-passe du mme coup ( JGB 73).

    Or cest sans doute prcisment pour mieux signifier cette rupture radicale lgard de la tradition philosophique aussi bien que religieuse, que Nietzsche vapeu peu faire usage dun vocabulaire nouveau qui permette dviter lidentifi-cation de ses thses avec la tradition idaliste. Plus prcisment, Nietzsche vapeu peu renoncer parler en termes de modles et dexemples, pour faireusage enfin de cette notion qui jouera un rle central au sein de sa pense: la no-tion de type [Typus]. Ce que la gnalogie nietzschenne aura en effet en vue,ainsi que Nietzsche laffirme plusieurs reprises, cest la mise au jour dunetypologie [Typenlehre] de la morale ( JGB 186), soit encore la dcouverte dunehirarchie entre les types humains qui !ont" toujours exist et qui existeronttoujours, afin de pouvoir dterminer quel type prendra () un jour la relve delhumanit (FP XIV, Nachlass 1888, KSA 13, 15[120]), et comment atteindrealors une puissance et une splendeur suprmes () du type homme (GM, Pr-face, 6) ce que Nietzsche appellera galement un type relativement surhu-main [ein relativ bermenschlicher Typus] (EH, Pourquoi je suis un destin, 5).50 Or ilfaut dire que cette notion de type doit tre comprise comme tant en relationtroite avec celle dimage, et ce surtout pour deux raisons que nous tenterons icide mettre en lumire.

    Pour mieux comprendre ceci, il nous faut dabord nous rfrer la Naissancede la Tragdie: dans cette uvre, Nietzsche fait encore usage de deux termes ma-nifestement concurrents: celui d archtype ou d image originaire [Urbild ](GT 8, p. 71), mais aussi dj du mot type. Or il semble bien que ces deux motssoient, en un sens, des quivalents: ainsi Socrate peut-il indiffremment tre qua-lifi et ce dans un seul et mme chapitre comme type, puis comme arch-type de lhomme et de loptimisme thoriques (GT 15, p. 105 et p. 107).Il convient ici de remarquer deux choses: dune part, que le lien entre Bild etUrbild est bien sr indniable. Dautre part, que le terme dUrbild sera bienttabandonn par Nietzsche, et ce tout dabord parce le concept mme dorigine(indiqu ici par le prfixe Ur-)51 sera bientt rcus comme essentiellement m-taphysique; ensuite parce que lide darchtype, ou de prototype, que signifie

    50 Limportance de cette notion de type, lie par ailleurs la notion de sens historique voqueplus haut, et que les commentateurs ont trop souvent nglige, comme alors celle de la recherchedune typologie des morales et plus gnralement des cultures, et dun type relativement sur-humain a t mise en vidence par Wotling, Nietzsche, IV, 1 et V, 2.

    51 Michel Foucault, Nietzsche, la gnalogie, lhistoire (dans: Hommage Jean Hyppolite, Paris1971 et 1994; repris dans: Lectures de Nietzsche, Paris 2000, pp. 102130), a mis en videncececi, que la recherche de lUrsprung est ce qui caractrise, sous la plume de Nietzsche, lenqutephilosophique traditionnelle (y compris la psychologie dun Paul Re, cf. GM Prface, 4), Nietzsche usant plutt dans le cadre de lenqute proprement gnalogique du terme dHerkunftou encore dEntstehung.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 189

    classiquement le terme dUrbild, se rapproche dangereusement sans doute de lanotion didal. Cest pourquoi ds 1873, si le terme apparat encore dans un cer-tain nombre de fragments posthumes,52 il disparat par contre quasiment deluvre publie53 et sera dfinitivement et explicitement rpudi comme ca-ractre invent (MA I 160) et comme fiction dans les uvres ultrieures:

    L archtype est une fiction [Urbild ist ein Fiktion] telle que la fin, la ligne, etc. ce quiest semblable selon la figure nest jamais recherch par la nature mais se forme l o nergne quune faible diffrence de degrs dans la quantit des forces. Faible diffrencepour nous et semblable pour nous! [] (FP du Gai Savoir, Nachlass 1881, KSA 9,11[237]).

    Lusage de plus en plus ferme et assur du terme de type, se substituant peu peu celui d archtype qui lui tait dabord juxtapos, serait alors un exempleparticulirement clair de ceci que, sil y a une volution de la pense de Nietz-sche, elle est bien dordre essentiellement linguistique. Le mot Typus apparatcomme appartenant en effet ce nouveau langage peu peu mis en place ausein des uvres successives langage enfin appropri ces questions particu-lires (GM, Prface, 2) concernant la valeur des morales, des cultures et des ty-pes humains qui les reprsentent, et que Nietzsche entend tre le premier oserenfin poser.

    Mais on voit alors que, si la notion de type peut tre conue comme la notionproprement nietzschenne qui se trouve fixe par substitution lgard de la no-tion dUrbild, la premire nen restera pas moins lie, quoique de faon moins ap-parente sur le plan lexical, la notion de Bild: de sorte que lon pourrait dire que,si lUrbild tait en quelque sorte limage originaire au-del de la diversit des ima-ges singulires, le type sera quant lui le terme qui dsigne lensemble des imagessusceptibles dtre penses comme ayant quelque chose de commun, sans pourautant rduire leur diversit lunit ou lidentique.54 En dautres termes, ilnous semble quil faut penser le type prcisment comme ce terme qui renvoie la reprsentation irrductible dindividualits singulires susceptibles de jouercomme modles, et qui peuvent tre dsignes sous un mme nom sans pour au-tant que lon puisse prtendre les rduire par l lunit dun mme concept: sans

    52 Cf. FP des Considrations Inactuelles I-II, Nachlass 1872/73, KSA 7, 29[29]: La vie exige []quon identifie le prsent avec le pass []. Jappelle cet instinct, linstinct de ce qui est classique,de ce qui possde une valeur exemplaire: le pass sert de modle [Urbild ] au prsent. Cf. aussiFP Considrations Inactuelles III-IV, Nachlass 1875, KSA 8, 5[157].

    53 Seule la Quatrime Considration Inactuelle en fait encore usage, qualifiant le personnage de SigfrieddUrbild singulirement austre.

    54 Rappelons que Nietzsche dfinit le type comme configuration rcurrente dune certainestructure pulsionnelle hirarchise qui peut tre historiquement constate ( JGB 186): la rcur-rence historique en tant que telle, et par consquent la singularit des images, na pas tre nieau profit dun concept unique.

  • 190 Cline Denat

    quoi le type ne serait entendu qu la faon platonicienne ou idaliste,55 la faondont les esprits supra-historiques croient encore pouvoir penser un ensembleimmobile de types ternellement prsents et identiques eux-mmes, par-deltoutes les diversits, une structure dune valeur immuable et dune significationinaltrable. (UB II 1). Rciproquement, le type devra tre pens aussi et tou-jours travers les figures et les images dhommes passs rels et singuliers: ainsiThals peut-il tre dit dessiner le profil [Bild ] du type gnral du philosophe[der allgemeine Typus des Philosophen], et Thals tre la figure [das Bild ] plus claireencore du philosophe typique [der typische Philosoph] (PHG 4).

    Le second lien existant entre la notion de type et celle dimage nous sembletre le suivant: le tupos, nous lavons vu, est, entre autres, pour les Grecs, lesceau, cest--dire aussi bien limage en relief ou en creux qui permet dimpres-sionner une surface et dy laisser sa marque singulire. Or cette thmatique etcette ide dune pression et dune impression [Druck56, Geprge57], ainsi par-fois que limage mme du sceau [Siegel ],58 sont rgulirement reprises parNietzsche dans le cadre de son exigence dune transformation de la culture ou delhumanit. Et il semble que ce soit bien l aussi le rle dun type: un type nestpas seulement une ide ou une reprsentation thoriques, il est aussi et surtoutquelque chose qui doit tre susceptible de s imprimer en nous, de nous laisserson image et sa marque, ou encore pour user du terme qui a la faveur de Nietz-sche, dtre par nous incorpor, assimil (FW 370). A linverse de lidal ou delarchtype, le type, comme limage, doit avoir en vue dduquer, de transformer.

    55 Cf. Platon, Rpublique, II, 377 b 2 et c 8; rappelons que Platon usait dj de limage du sceau[tupos] en tant que mtaphore de lducation, mais que celle-ci, dans un contexte idaliste, taitalors conue comme impression et modelage durable de lme, suivant un modle ou unidal par nature immuables. Pour un approfondissement de cette question, cf. Gustave Roux,Le sens de tupos, dans: Revue des tudes grecques 63 (1961), pp. 514; et M. Sekimura, Le statutdu tupos dans la Rpublique de Platon, dans: Revue de Philosophie Ancienne 17/2 (1999),pp. 6390.

    56 Cf. GT 23, p. 149: la valeur dun peuple comme du reste dun homme ne se mesure qu sacapacit dimprimer [drcken] sa vie le sceau [den Stempel ] de lternit; FP dAurore, Nachlass1880, KSA 9, 6[419]: Un autre homme nest jamais connu de nous, sinon [] comme empreintesur la cire de notre tre []; M 560: De grands philosophes nont ils pas imprim leur sceau[ihr Siegel gedrckt] sur ce prjug?; JGB 2; GD Le marteau parle: la cration des valeurs venir seprsente comme acte dempreindre [drcken] en des sicles, comme en la cire molle, etc.

    57 Ce thme de lempreinte [Geprge] apparat de faon prgnante (et en relation avec les ides deculture et de type ici, celui du philistin de la culture) dans la Premire Considration Inactuelle(UB I), 2; GM III, 14, parlera encore du poinon de la vertu [das Geprge der Tugend ]; cf. gale-ment les FP de Humain trop Humain II, Nachlass 1876/77, KSA 8, 23[114], et dAurore, Nachlass1880, KSA 9, 6[176].

    58 Cf. FW 113: les puissants prennent plaisir imprimer au rcalcitrant le sceau de leur puissance;FP du Gai Savoir, KSA 9, Nachlass 1881, 15[15]; JGB 2. On remarquera toutefois que si le termemme de sceau [Siegel ] a souvent la connotation ngative de limmobilit et de limmuabilit (cf.M 560), le terme mme de type permet, du fait de sa signification plus tendue, dviter cettedifficult.

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 191

    De faon drive par ailleurs, le tupos en vient aussi dsigner plus gnrale-ment limage, la reprsentation artistique, la forme donne une sculpture,ou bien encore un portrait, une peinture: on retrouverait donc dans le terme ori-ginaire de tupos la varit des significations que lallemand peut accorder au motBild.

    Plus encore: le tupos est aussi, en Grec, lesquisse dune uvre (picturale ou lit-traire); or il semble bien que ce soit galement ainsi que Nietzsche conoive cequest un type: non pas on la dit comme un modle absolu auquel il sagirait seu-lement de se conformer en tout, mais bien comme lbauche de quelque chosequil faut imiter mais aussi dpasser ce qui implique en effet que le modle de-meure imparfait, inachev. Lhistoire doit en effet, dit Nietzsche, tre envisagecomme un grand laboratoire qui permet dexprimenter en vue de lavenir (FPX, Nachlass 1884, KSA 11, 26[90]), et en consquence tout individu et tout typecomme tentative pour parvenir une espce suprieure lhomme (FP dAurore, Nach-lass 1880, KSA 9, 6[158]) ou encore comme exprience (M 453).59 Do parexemple cette affirmation essentielle de Nietzsche concernant les philosophesprplatoniciens:

    Pour les comprendre dans leur intgralit, il faut reconnatre en chacun deux lamorceet lbauche [Versuch und Ansatz ] du rformateur grec. (FP des Considrations Inactuel-les I-II, Nachlass 1872/73, KSA 7, 23[1])60

    Les images, les portraits, et par consquent les types que ces derniers permet-tent de penser, ne sont jamais des modles sans lacunes ni dfauts: ils ne doiventjamais tre envisags que comme indication et bauche de luvre de la tche[Aufgabe], dirait Nietzsche qui est encore venir. Comme le dira galement laTroisime Considration Inactuelle, entrer dans la sphre de la culture implique deconsidrer les hommes, et dabord soi-mme, comme une uvre manque de lanature et en mme temps comme un tmoignage des intentions les plus gran-des et les plus merveilleuses de cette artiste qui russit partout les bauches[Anstze], les traits, les formes les plus admirables: si bien que les hommes avecqui nous vivons ressemblent un champ o gisent les bauches des plus prcieu-ses sculptures [kostbarsten bildnerischen Entwrfe], o tout nous crie: Venez, aideznous, achevez nous []. (UB III 6).61

    Que lon compare encore, pour sassurer de cette quivalence ou du moins dece lien entre lide de type, et celle dbauche, les deux fragments posthumes sui-vants:

    59 Cf. galement FP du Gai Savoir, Nachlass 1881, KSA 9, 11[141].60 Cf. FP des Considrations Inactuelles III-IV, Nachlass 1875, KSA 8, 6[19], et MA 173, 178 et

    261.61 Cf. galement le paragraphe 8 du chapitre 5 du mme ouvrage (UB III).

  • 192 Cline Denat

    Nous contenons lesquisse [Entwurf ] de beaucoup de personnes en nous []. Les cir-constances produisent de nous une figure: si les circonstances changent beaucoup, ontrouve en soi deux ou trois autres figures. (FP X, Nachlass 1884, KSA 11, 25[120])

    Nous avons beaucoup de types en nous. Nous coordonnons nos impulsions intrieures aussibien quextrieures pour en faire une image ou une suite dimages: agissant comme ar-tistes (FP X, Nachlass 1884, KSA 11, 25[375]).

    Ainsi la notion dimage renvoie ncessairement celle de type, et celle de type son tour lide dbauche ou desquisse dune image ou dun type venir, achever surtout. Tel est prcisment le statut que Nietzsche accorde ces per-sonnages dont il se dit parfois le disciple et lhritier:

    En tout ce qui pouvait mouvoir Zoroastre, Mose, Mahomet, Jsus, Platon, Brutus,Spinoza, moi aussi dores et dj jtais vivant et pour maintes choses ce nest quenmoi que vient au jour ce qui ncessitait quelques millnaires pour passer de ltat embryon-naire celui de pleine maturit. (FP du Gai Savoir, Nachlass 1881, KSA 9, 15[17], noussoulignons.)

    Nietzsche entend prcisment tre lun de ceux qui saura contribuer ache-ver ce qui ne fut qubauch par dautres, cest--dire, comme nous lavons vu,imiter et dpasser, ou bien encore tenir les promesses dun pass demeur jus-quici lettre morte, faute de penseurs capables de le comprendre, den reconna-tre parfois la valeur et de le reprendre alors leur compte. Contre l gypti-cisme et le manque de sens historique, Nietzsche requiert lattention porte auximages du pass et aux types qui en seront les corrlats; contre les idaux philo-sophiques, contre les idoles, Nietzsche affirme la valeur des images images dupass dune part, mais qui doivent permettre alors aussi de penser les images dece qui doit tre lavenir. Cest un tel renoncement aux idoles de lidal et unretour aux images que Zarathoustra appelle prcisment ses disciples:

    Un Dieu, seriez-vous capables de le penser? Mais que le vouloir de vrit pour voussignifie quen humainement-pensable se change tout, en humainement-visible [Men-schen-Sichtbares], en humainement-sensible! Vos propres sens, voil ce quenfin vousdevez penser![] Hlas! vous, les hommes, dans la pierre pour moi dort une image [im Steine schlftmir ein Bild ], limage de mes images [das Bild meiner Bilder]! Hlas! pourquoi est-ce dansla pierre la plus dure, la plus hideuse, quil lui faut dormir?Maintenant mon marteau frappe cruellement contre cette prison. La pierre vole enclat: que mimporte?Je veux achever cette image: car une ombre ma visit la chose la plus lgre et la plussilencieuse est venue auprs de moi!La beaut du surhomme ma visit comme une ombre. Hlas! Mes frres! Que mim-portent encore les dieux! (Za II, 2, traduction modifie)

    Cest limage, le type du surhumain qui doit tre contempl, form, achev:une image concevable, cest--dire quelque chose qui soit sensible et visiblepour lhomme. Le surhumain nest donc pas une ide, un concept, moins encore

  • Par-del liconoclasme et lidoltrie 193

    un idal: mais une image typique esquisse partir des images dindividus ayantun jour exist une image [des] images alors en effet, comme le dit Zarathous-tra.

    En ce sens on se doit alors, pour parler rigoureusement, de renoncer carac-triser Nietzsche comme un penseur iconoclaste: loin de vouloir briser lesimages, Nietzsche est au contraire celui qui entend leur redonner valeur et sens,en tant que mode de pense le plus probe, plus prcisment comme images for-matrices et vises rformatrices. Le philosophe crateur et lgislateur que Nietz-sche appelle de ses vux est celui qui, concevant le monde son image, sauraaussi recrer, transformer lhomme son image: ce que tous les ducateurs ontbien sr tent de faire jusquici, mais laide seulement dimages faibles et qui nepouvaient quaffaiblir lhomme:

    il y eut des moralistes consquents avec eux-mmes: ils voulaient les hommes diff-rents, savoir vertueux, ils le voulaient leur image [nach ihrem Bilde], savoir des ca-gots; cest pour cela quils niaient le monde! (GD La morale, une anti-nature 6)62

    Lhomme vritablement puissant, quant lui, se faisant vritablement cra-teur ou sculpteur divin, crera de mme lhomme son image, mais selonune image puissante, noble, riche et complexe:

    Lhomme beau, lhomme saint, mesur, entreprenant, changera tout en beaut autourde lui, son image. (FP des Considrations Inactuelles III-IV, Nachlass 1875, KSA 8,5[164])

    Les plus forts par le corps et lme sont les meilleurs principe pour ZARATHOUSTRA cest deux que sort la morale suprieure, celle de lhomme qui cre: recrer lhomme son image lui. Cest cela quil veut, cest cela son honntet. (FP XIV, Nachlass 1888,KSA 13, 26[366])

    En ce sens il faut bien dire que Nietzsche se situe entre, ou plutt peut-treau-del de, deux positions radicalement opposes: celle de lidoltre, qui vnrelimage-idole, soit en elle-mme, ou plus souvent en tant que re-prsentationdun idal absolu et plus lev que limage mme; et celle de liconoclaste, quiprtend linverse dtruire ou briser les images en tant quelles font offense latranscendance quelles prtendent figurer, et que selon lui elles dfigurent aucontraire.

    Il nest pas un iconoclaste, puisque cest bien une image ou un portraitdes philosophes venir ( JGB 210), une image de lespce nouvelle de philoso-phe et d hommes qui commandent ( JGB 203) ou qui lgifrent afin dimpo-ser de nouvelles valeurs et de transformer lhumanit, que Nietzsche veut penseret nous donner penser: de sorte que si Nietzsche entend bien lutter contre

    62 Cf. FP XIV, Nachlass 1888, KSA 13, 25[100] et 26[464]: les philosophes positivistes ont euxaussi voulu transformer leur image le type du philosophe.

  • 194 Cline Denat

    toute forme didoltrie, il nentend pas moins dfendre les crateurs dimagesnouvelles susceptibles dimposer de nouvelles valeurs, cest--dire de dfendreinlassablement [] un avenir ha par ces iconoclastes [Zukunftsbilder-Strmer ] quiveulent dtruire toute image dune vie future (UB II 9, nous soulignons).

    Mais cette rvaluation de limage ne fait pas pour autant de Nietzsche unnouvel idoltre: limage des hommes du pass et des types quils incarnent, en ef-fet, ne saurait devenir idole, pour autant quelle na tre absolument adore, nipour elle-mme, ni comme reprsentation dun au-del delle-mme, puisquellenest ni ne reprsente un idal: sil peut y avoir un culte lgard dhommesexemplaires, dira Nietzsche, ce nest quen tant que corrlat ncessaire dunculte de la culture, et comme un accord soutenu soutient la mlodie tout en-tire:

    Ce fut toujours la plus grande fatalit de la culture que des tres humains y fussentadors; on peut mme en ce sens partager le sentiment exprim par le prcepte de laloi mosaque qui dfend davoir dautres dieux ct de Dieu. Il faut toujours ad-joindre au culte du gnie et de la puissance, pour lui servir de complment et de re-mde, le culte de la culture; celui-ci sait accorder, mme aux choses matrielles, viles,basses, mconnues, infirmes, imparfaites, bornes, incompltes, fausses, spcieuses, voireau mal, leffrayant, une estime comprhensive (VM 186, nous soulignons).

    Sil faut faire enfin table rase des idoles ou des idaux anhistoriques anciens, cenest donc que pour mieux pouvoir penser et crer enfin de nouvelles images, etpar l un nouveau type dhomme: si le christianisme et lensemble de la traditionmtaphysique se sont acharns cultiver la haine du terrestre et du sensible etpar l transformer lhomme en avorton sublime, il convient enfin, avec lamain quelque marteau divin, de cesser de dfigurer et de gcher cette pierrela plus belle quest ou que pourrait tre lhumain. Le philosophe doit crer,sculpter l des images nouvelles: tche qui ne saurait revenir qu ces hommescrateurs et puissants qui auront su apprhender la complexit du monde et deses images multiples, penser aussi les images singulires des grands hommes etdes gnies du pass, pour enfin former une ou de nouvelles images du monde etdes hommes: des hommes assez levs et assez durs enfin, comme le voudrale 62 de Par-del Bien et Mal, qui seuls auront le droit et le pouvoir de donnerforme lhomme en artistes..